Vers un Némésis numérique ?
Créé le 18 janv. 2024 - Modifié le 5 avr. 2025
Quelle société aujourd’hui ne parle pas de transformation numérique ? Numérique, oui, car digitale signifie autre chose… Ce concept est devenu la nouvelle panacée qui redonnera dynamisme et prospérité à qui en maîtrisera les codes. Quel objectif doit-elle atteindre, c’est en revanche une question qui est rarement posée. De nos jours la technique n’est plus vue comme un vecteur mais comme une fin en soi. Peu importe qu’il n’y ait pas de finalité, l’important est d’amener des nouveautés. Trop souvent on confond invention et innovation, innovation et progrès. Une innovation est centrée sur un besoin, une vision et doit être une réponse adaptée à une situation précise. Le totalitarisme technicien actuel, théorisé par Jacques Ellul, impose de créer des besoins afin de les marchandiser. La technique n’est plus vue comme un outil mais comme un acteur de l’économie qu’il faut impérativement invoquer, et il est primordial de se démarquer avec une prétendue nouveauté pour obtenir des parts de marché. La politique de l’offre a définitivement supplanté celle de la demande.
Le pire est que cela fonctionne car l’obsession technicienne est entrée dans les mœurs. Il faut du toujours plus puissant, plus sophistiqué, plus moderne. Mais personne ne pense simplement à ses propres besoins. Il faut adhérer pour ne pas se marginaliser et pour ne pas avoir à subir les regards interrogateurs. Sous prétexte qu’un bien ou un service est plus complexe, il est forcément mieux que son prédécesseur. Mais bien souvent la démarche “Keep it simple” est plus efficace. Une démarche plus minimaliste favorise la créativité tout en apportant fiabilité et durabilité. Dans ce contexte la transformation numérique des entreprises est très souvent mal comprise par les cadres dirigeants, qui l’abordent avec la même approche. On crée l’offre et on réfléchit comment elle peut aider l’entreprise à se renouveler. Or la transformation numérique n’est pas un processus technologique mais structurel et comportemental. Elle doit soutenir la gestion du changement, favoriser des projets qui vont réellement répondre à des objectifs stratégiques et à des besoins concrets.
L’idée d’innovation est en miroir du numérique. Dans une société connectée, il paraît impensable d’innover sans faire appel aux nouvelles technologies. Et en faisant cela on se fourvoie, on confond innovation pertinente et technophilie béate. Mais à quel besoin répond-on quand on fait cela ? Est-ce innover que de créer un besoin et de se demander ensuite à quoi il pourra servir et surtout comment le vendre ? Les entreprises de nos jours n’ont peut-être jamais autant parlé d’innovation, et la cause en est peut-être qu’arrivées à bout de course, avec un système de fuite en avant qui finit par se retourner contre lui-même, elles se rendent compte qu’elles ont épuisé toutes leurs ressources et qu’elles doivent revoir leur copie. La méthodologie Design Thinking, dont on entend parler de plus en plus, reflète cet état de fait. Celle-ci met en avant une manière de trouver de nouvelles et meilleures manières de répondre aux besoins des clients, quels qu’ils soient. Il peut s’agir d’autres entreprises dans le cas du B2B, de consommateurs ou d’usages pour les biens et les services, ou de clients internes quand il s’agit de revoir les méthodes et outils de travail d’une entreprise. Mais en réalité il s’agit simplement d’une méthodologie qui ne fait qu’expliquer ce que devrait être l’approche de chaque entreprise et ce qu’elle devait être quand elle a débuté, avant de fournir une offre fabriquée de toutes pièces au lieu simplement de répondre à une demande réelle. Je crois sincèrement à cette approche, et si elle peut redonner une place centrale au client en tant que demandeur et pas seulement que cible marketing je ne peux que souhaiter qu’elle se répande. Mais elle n’est pas révolutionnaire elle est une déconstruction des mauvaises habitudes et croyances. Tout comme l’agriculture biologique n’est pas une innovation mais un retour aux sources. Il ne s’agit ici que de montrer les défis à relever pour mettre en place une vraie innovation, et chaque cas est différent. Il existe des entreprises pour lesquelles l’innovation est restée focalisée sur leurs clients, qui sont restées fidèles à leurs traditions et à leur corps de métier. Il en existe d’autres qui doivent revoir leur stratégie et leur approche du marché pour survivre.
Les débats actuels sur la 5G, notamment en France illustrent bien cette opposition entre ses partisans technophiles pariant sur l’offre et ses détracteurs se posant la question de la demande, en plus des questions de santé publique. A qui s’adresse cette technologie et pour quoi faire ? Si elle vise tous les citoyens elle va arriver dans un contexte où la vraie demande est simplement d’avoir un accès à internet pour tous, si elle vise les entreprises faut-il la déployer partout et de la même manière que les générations précédentes ? Le but ici n’est pas de répondre à cette question mais de montrer cette dichotomie. Et il est rassurant de voir qu’une prise de conscience commence à naître et qu’une opposition se construit. Si cette conscience grandit, elle pourra créer des citoyens et consommateurs avertis. On favorisera le mieux au plus, l’adapté au sophistiqué, le suffisant au démesuré.
Le numérique en tant que but risque bien de se retourner contre lui-même, la technique devant sans cesse être renouvelée pour permettre au système de s’entretenir. Comme pour l’économie, la technique doit être constamment en croissance pour donner l’impression d’innover. Mais quand les moyens pour la mettre en oeuvre sont plus importants que ce qu’elle rapporte, on est en droit de questionner sa pertinence. Le numérique pourrait être vecteur de progrès s’il restait un outil convivial au sens d’Ivan Illich, mais il n’en prend pas encore la voie. Si cet outil restait de taille raisonnable, que ses utilisateurs en avait une maîtrise minimale et étaient capables de l’adapter à leur propres besoins et que ne se créait pas une économie en parallèle qui inversait la logique en rendant les utilisateurs captifs voire esclaves, le risque ne serait pas si grand. Mais aujourd’hui il y a de quoi se préoccuper de l’hubris grandissant qui enveloppe les acteurs du numérique. La situation actuelle sert-elle le vrai progrès, celui qui permet à l’humanité d’améliorer ses conditions de vie et de se développer sur le plan personnel ? Probablement pas. Mais il s’agit encore d’un autre sujet, car le progrès de l’humanité est très certainement encore bien plus que cela.